L’érotique particulière du portrait photographique résulte de ce que le corps s’y donne, s’y livre sans retenue, mais que, simultanément, l’image l’escamote et le sépare, inaccessible reflet dans l’eau d’une fontaine immobile.Le travail de Yannis Angel interroge l’ambiguïté fondamentale du regard narcissique, l’angle singulier de ce regard de biais, qui cherche une impossible prise sur l’être invisible que chacun est pour soi-même. Les portraits « au miroir absent » que sont, au fond, la plupart de ses images (à l’instar de Peacock) répètent à l’envi que si l’on ne voie jamais que soi, il est pourtant impossible de se voir. Du miroir ne reste que le cadre ovale qui dramatise, c’est-à-dire montre et cache à la fois, scinde le visage, induit des effets de décalage et de brisure. Le regard narcissique, fixe et hypnotique, du modèle, renvoie le spectateur à la littérale obscénité de sa propre présence face à la photographie. Il fait pour ainsi dire une entrée par effraction « derrière la scène », dans les loges fantasmatiques où se prépare amoureusement, dans le regard intime de soi sur soi, la construction artificielle de sa survie dans le théâtre du monde réel – habillage, maquillage, travestissements divers.

Car la beauté des images que nous propose Yannis Angel tient d’abord à leur haut degré d’artificiel raffinement. Un maniérisme élégant se révèle dans l’exquise torsion d’un buste, presque douloureuse, dans le geste fiévreux d’une main (Mom), et dans ce regard toujours – regard en coin, regard hors-champ, regard presque systématiquement vers le bas, mélancoliquement incliné. Les couleurs parfois acides des fonds (Pour votre hygiène), leur profondeur obscure, leur sobre austérité (L’Absent) ou leur froissements théâtraux (Sacrés Français!), se doublent d’un cadrage resserré, propre à susciter une désirable claustrophobie. Il souligne de près, sans l’épouser toutefois, la courbe ondulante du corps, littéralement prisonnier de l’image, comme dans les compositions étranges des artistes de la maniera.

La torsion tend quelquefois, d’ailleurs, à la distorsion. Les visages des modèles manifestent le recul un peu solennel de l’enfant rétif, une sorte de répugnance native au jeu auquel, pourtant, ils acceptent de se prêter. La part d’agressivité ou de provocation des images n’exclut pas une sorte de détachement, de lassitude, de sentiment d’être là sans y être. La photographie représente les êtres et, d’elle, ils semblent dire : « C’est moi et ce n’est pas moi. Je suis sur l’image, dans l’image, mais cela ne m’atteint pas, cela ne saurait toucher à ce que je suis, it’s none of my concern. Et pourtant, singulièrement, l’opération photographique me révèle à moi-même, me rend visible. » Ainsi, la mise en scène de Lovely Poison, dans tout ce qu’elle peut suggérer de proximité sexuelle, montre surtout une distance irréductible entre les êtres. Quelque chose est en train de se défaire, comme si l’on attendait que la photo soit prise, et qu’on en sortait déjà un peu.

Les images de Yannis Angel montrent ainsi, de manière lancinante, ce qui ne saurait se montrer : l’absence au monde, l’absence aux autres, l’absence à soi. C’est en ce sens qu’elles méritent pleinement le titre de vanités modernes. Elles mêlent une forme très ancienne de méditation mélancolique avec la crudité froide, la lumière cruelle du monde contemporain. La mélancolie s’y manifeste en effet dans toutes ses formes, de la « folie louvière » qui appartient depuis le Moyen‑Age au tableau clinique de la maladie atrabilaire (Werewolf) jusqu’au dédoublement gémellaire et fantomatique (Etreinte) et au désir profondément masochiste d’une modification potentiellement infinie du corps. L’exigence profonde de se sentir être au monde, regardé et désiré, confine en l’occurrence à l’effacement pur et simple de soi-même (Extreme Relooking).

La fatalité qui pèse sur le monstre hybride, rôdant aux confins du monde des humains et de celui des bêtes, est d’être lui-même incertain de sa propre nature. Il mêle en un seul corps toujours changeant, protéiforme, parfois pratiquement méconnaissable, des identités multiples. La pureté des visages androgynes, la langueur un peu perdue des regards, la morbidezza des postures, dissimulent mal la souffrance de ceux qui, maquillés encore du sang de ceux qu’ils trop aimèrent, se dévorent perpétuellement eux-mêmes. La mélancolie est autophage.              

L’autosuffisance narcissique est une illusion divine et destructrice. L’image de l’Etreinte, d’une beauté diaphane, rappelle par son traitement ornemental un peu baroque, qu’elle n’est qu’une image ; et l’impression de clôture parfaite, d’une amoureuse tristesse, est également purement onirique. Souffrance encore, d’être invité en même temps qu’exclu de ce paradis inventé, de cet enfermement idéal.

La condamnation sous-jacente des violences imposées à un corps que le monde moderne prétend modeler à sa guise (Extreme Relooking) n’est pas non plus dénuée d’ambiguïté.  Yannis Angel choisit de ne pas montrer le résultat – le corps transformé et « formaté » – mais le processus. Ce faisant, il déclenche chez le spectateur un sentiment profondément équivoque, mêlant dégoût et fascination. On ne saurait nier en effet, la beauté plastique de l’image qui nous est simultanément donnée pour répugnante et qui vise à dénoncer les diktats d’une certaine esthétique. En effet, elle joue de façon évidente sur le ressort secret de toute érotique, le rêve étrange et dénié de détruire, d’altérer et de défaire la beauté dont la splendeur nous anéantit. Le curieux rafistolage du visage réduit l’être humain à un objet, puisque les morceaux de scotch qui font tenir ensemble les fragments épars d’un moi fantasmé, sont de ceux qu’on utilise pour les réparations de fortune. Pourtant, cet objet est désirant et désirable. Les traces de contusions, les lésions laissées par le traumatisme lié à la métamorphose, témoignent de la proximité redoutable de la beauté et de la souffrance, proximité que manifestent à leur manière les craquelures et les fêlures qui sillonnent certaines images (Mom).

Peut-être, alors, ce que cherche au fond Yannis Angel dans son travail, en mettant à nu les blessures normalement tenues secrètes, c’est à affirmer la fragilité de ceux-là mêmes qui nous font peur – la fragilité des monstres que leur lucidité innocente et perverse rend beaux d’une beauté terrible.